Un État hostile aux migrants ne peut pas résoudre la question migratoire

Un mois avant la présentation d’un nouveau projet de loi sur l’immigration à l’Assemblée nationale, les ministres de l’Intérieur et du Travail, Gérald Darmanin et Olivier Dussopt, en ont présenté les grandes lignes. En résumé, d’un côté l’annonce d’un possible titre de séjour pour des personnes en situation irrégulière si des employeurs le demandent. Et de l’autre, l’augmentation du nombre des «obligations de quitter le territoire français» (OQTF), la réduction des recours juridiques possibles contre les expulsions, et la volonté affichée de «rendre (aux migrants en situation irrégulière) la vie impossible».

Ainsi, à la distinction déjà existante entre «bons réfugiés» et «mauvais migrants», s’ajoutera celle entre migrants «utiles» et «indésirables» – les utiles économiquement pouvant d’ailleurs être indésirables socialement comme le savent bien les descendants des travailleurs immigrés des années 50, 60, et 70, et comme le confirme cette réserve insidieuse selon laquelle ledit titre de séjour «ne crée pas un droit à la vie privée et familiale» ! Le principe du tri, déjà présent internationalement et en France dans le gouvernement des migrations, s’en trouvera renforcé, donnant encore crédit au point de vue porté par les partis d’extrême droite selon lequel les étrangers doivent être traités par principe comme des indésirables sauf preuve du contraire.
Mais si cette énième loi de l’immigration a de quoi inquiéter, c’est aussi et surtout à cause du contexte dans lequel elle arrive. Les faits parlent d’eux-mêmes. L’épisode de l’Ocean Viking début novembre a montré l’attachement de ce gouvernement aux politiques de la peur. La France a d’abord communiqué sur son refus d’accueillir le navire avec ses 234 rescapés à bord, tout comme le gouvernement italien d’extrême droite. Il a remis en scène à cette occasion la figure fantasmée de l’étranger dangereux et dérangeant, pouvant donc être abandonné. Quand, sous la pression des associations, de quelques médias et de l’Europe, le navire a pu accoster, le ministre de l’Intérieur s’est justifié par une fiction selon laquelle le lieu de confinement où les rescapés furent maintenus était un territoire d’exception et que les migrants, tels des ombres, ne toucheraient pas le sol national ! Un artifice qui s’est avéré illégal et a été remis en cause, mais les mots et les premiers gestes officiels et publics ont bien été ceux du rejet. En outre, le ministre a promis de faire de la prochaine loi le moyen de rendre ces pratiques d’exception légales.
Cynisme officiel
Quelques jours plus tard, le rapport de gendarmerie sur la mort de 27 migrants, le 24 novembre 2021 dans la Manche, entre les frontières maritimes française et britannique a rappelé les effets mortifères du cynisme officiel de cette politique. La phrase dite aux exilés en train de couler par un agent de l’Etat cette nuit-là, «T’entends pas, tu seras pas sauvé !» a choqué, mais il faut la considérer comme le signe d’un droit d’abandonner voire de laisser mourir l’étranger, donné par l’Etat hostile. La responsabilité des autorités de l’Etat est patente.
Troisième événement, le plus récent. Les attaques et menaces de mort par les partis Reconquête et Rassemblement national du Nord contre une enseignante-chercheure, Sophie Djigo, engagée dans le soutien aux exilé•es, se situent dans le prolongement des attaques antérieures menées par les ministres de l’Education nationale et de l’Enseignement supérieur du précédent gouvernement, Jean-Michel Blanquer et Frédérique Vidal, contre le supposé «islamogauchisme» qui aurait gangréné l’université. Comme avec les attaques contre les solidaires de la Roya ou de Montgenèvre à la frontière franco-italienne, ce sont à la fois la compréhension et l’action solidaires qui sont visées.
Logiquement, cette politique s’exprime aussi sous sa forme raciale. Juste en amont des trois événements cités, après qu’un des très rares députés noirs de l’Assemblée nationale (Carlos Martens Bilongo, LFI) a pris la parole pour évoquer les naufragés en errance sur l’Ocean Viking et demander que la France les accueille, l’Assemblée a certes sanctionné le député du Rassemblement national qui lui avait crié «Qu’il retourne en Afrique». Mais la sanction a concerné le singulier de la phrase. Il aurait été en effet difficile de ne pas punir une attaque raciste directe contre un député de la République. Mais l’insulteur n’a eu de cesse de déclarer que son invective était à entendre au pluriel et concernait les migrants naufragés : «Qu’ils retournent en Afrique», répéta-t-il. Et cette phrase-là, l’Assemblée ne l’a pas punie. C’est de mauvais augures pour les débats à venir.
Politiques de la peur
Que ferait un Etat qui ne serait pas obstinément guidé par les politiques de la peur et l’obsession d’être assiégé sur un territoire fermé, selon la pensée reptilienne de l’extrême droite et dont Gérald Darmanin se fait l’écho au sein du gouvernement ? Avec lucidité il observerait que les déplacements forcés dans le monde ont atteint cette année le chiffre record de cent millions selon le dernier état du HCR pour 2022. Il admettrait que la part de l’Europe et plus encore de la France dans l’accueil de ces déplacés est mineure en comparaison des pays du Sud, et bien en-dessous de leur place relative dans le monde en termes démographiques ou économiques. Il ferait les efforts possibles et nécessaires au plan national pour accueillir ces personnes de manière pacifiée et sans créer de chaos ou de polémique (comme cela a été fait pour 100 000 déplacés ukrainiens en quelques semaines). Et il agirait très vite à l’échelle internationale avec les instances, les organisations, les sociétés civiles, les experts et chercheurs qui se soucient d’un équilibre cosmopolitique.
Cette autre politique commencerait par la décision de faire des migrations un sujet ordinaire du monde contemporain relevant, par exemple, de ministères des Solidarités et des Relations internationales, et non plus de la police. On en est loin. Depuis 1993, plus de 55 000 personnes sont mortes aux portes de l’Europe.
2- Michel Agier est notamment l’auteur de La peur des autres. Essai sur l’indésirabilité, Payot & Rivages (Bibliothèque Rivages), septembre 2022.
Les migrants choisiraient leur pays d’arrivée en fonction de la qualité des prestations sociales, selon le concept d’« appel d’air ». Rien de plus faux, expliquent les chercheurs. Durcir la politique migratoire fixerait même les exilés sur leur terre d’accueil.
Par Anne Chemin
Publié le 11 janvier 2023

 Histoire d’une notion. Avant même que le projet du gouvernement sur l’immigration soit connu, la droite et l’extrême droite ont entonné un refrain qui accompagne, depuis vingt ans, toutes les controverses sur les flux migratoires : si la France améliore ses conditions d’accueil, elle créera un redoutable « appel d’air ». La présence de centres d’hébergement, l’accès aux allocations, la prise en charge des soins médicaux ou la promesse de régularisations encouragent, selon elles, les migrants à rejoindre la France : ces politiques généreuses « aspireraient la misère du monde », résume, en 2019, le philosophe Jérôme Lèbre dans la revue Lignes.
Repris ces dernières semaines par Eric Ciotti (Les Républicains, LR) ou Jordan Bardella (Rassemblement national, RN), ce « discours connu de la mythologie d’extrême droite », selon Jérôme Lèbre, s’est imposé dans le débat, y compris à gauche, au début des années 2000, lors des polémiques sur le camp de Sangatte (Pas-de-Calais). Il repose sur l’idée que les migrants se comportent comme les sujets rationnels et éclairés de la théorie libérale classique : informés par la presse, les réseaux sociaux et le bouche-à-oreille, ils pèsent avec soin, avant de quitter leur pays, les avantages et les inconvénients de chaque destination afin de repérer les contrées les plus hospitalières.
Si cette logique semble inspirée par le bon sens, elle ne correspond nullement à la réalité, et surtout à la complexité, des parcours migratoires. L’appel d’air est un « mythe », constate, en 2021, l’Institut Convergences Migrations, qui rassemble six cents chercheurs en sciences sociales issus de plusieurs institutions : il n’est en rien « corroboré par les travaux de recherche ». Les études internationales consacrées aux déterminants de la migration montrent en effet qu’il n’existe, selon l’institut, « aucune corrélation » entre la qualité des politiques d’accueil et l’orientation des flux migratoires.
Les facteurs dits « push » – les troubles politiques, économiques, sociaux ou religieux qui incitent les migrants à quitter leur pays – sont en effet nettement plus puissants que les facteurs dits « pull » – l’attractivité, réelle ou fantasmée, des pays de destination. « Les études montrent que ce sont beaucoup moins les conditions d’arrivée (souvent mauvaises) qui attirent [que] la situation dans les pays de départ, où se mêlent l’absence d’espoir, le chômage massif des jeunes et parfois aussi la guerre et l’insécurité [qui poussent à partir]», analyse l’Institut Convergences Migrations.
Pas « d’effet aimant »
La qualité de l’accueil pèse en outre peu dans le choix des migrants. Dans un travail publié en 2014, l’économiste Corrado Giulietti (université de Southampton, Royaume-Uni) montre ainsi que la générosité de l’Etat-providence n’est pas un facteur-clé de départ : le « welfare magnet » [« l’effet aimant » des bénéfices sociaux] est « faible ou inexistant ». Une conclusion confirmée, en 2017, par la chercheuse Nicole Thompson (université Colgate, Etats-Unis) : les principaux déterminants de la migration, estime-t-elle, ne sont pas les politiques sociales du pays d’arrivée, mais son attractivité économique et la présence, sur son territoire, d’une diaspora.
Selon Hélène Thiollet, chercheuse au CNRS (Sciences Po CERI), ces deux ingrédients sont « absolument décisifs ». « Pour les migrants, le premier critère est d’ordre professionnel : ils cherchent à accéder soit à un emploi, soit à un cursus universitaire, explique-t-elle. Le second critère, c’est l’existence, dans le pays d’accueil, d’une communauté issue de leur pays d’origine. L’activation de ces réseaux sociaux, qu’ils soient familiaux, villageois ou nationaux, permet de faire baisser les risques et le coût de la migration mais aussi de faciliter l’intégration. »
Ces deux facteurs, poursuit la politiste, qui a coordonné Migrants, migrations. 50 questions pour vous faire votre opinion (Armand Colin, 2016), sont « indissociables ». « C’est grâce aux réseaux d’entraide que les migrants parviennent à trouver rapidement un emploi, explique-t-elle. Ces diasporas sont elles-mêmes souvent un héritage de la colonisation. Aujourd’hui encore, les Latino-Américains continuent d’aller vers l’Espagne ou le Portugal, alors que les Maghrébins choisissent plutôt la France : ils partagent avec ces pays de destination une langue et une culture. »
« Corridors migratoires »
Même si elle a tendance à s’affaiblir, cette tradition des « corridors migratoires », selon le mot de Cris Beauchemin, directeur de recherches à l’Institut national des études démographiques, pèse infiniment plus lourd que les politiques sociales ou les perspectives de régularisation. « Parce que le gouvernement propose aujourd’hui de délivrer des titres de séjour dans les métiers en tension, certains prédisent une forte augmentation des flux d’entrées. Les travaux de recherche montrent pourtant que, depuis le début des années 1980, aucune vague de régularisation, même massive, n’a eu d’effet incitatif sur les départs : elles n’ont produit aucun “appel d’air”. »
Selon Cris Beauchemin, la fermeté des politiques migratoires engendre même un effet paradoxal : les études internationales démontrent que les pays d’accueil qui multiplient les obstacles à l’immigration incitent les migrants déjà présents sur le territoire à s’installer durablement. « Quand les visas sont difficiles, voire impossibles à obtenir, les étrangers risquent, s’ils retournent au pays, de ne plus pouvoir revenir. Ils renoncent donc à leurs allées et venues – et, parfois, font venir leurs familles. » Les élus qui redoutent le fameux « appel d’air » ignorent sans doute tout de ce phénomène d’enracinement.